Quel que soit notre avis sur la filière nucléaire, la gestion de ses déchets nous confronte à des questions inédites concernant les rapports des sociétés humaines au temps long.
Si ces questions « agitent » depuis quelques années les porteurs de projets américains et européens de dispositifs de stockage, elles sont également posées par le projet français d’enfouissement des déchets radioactifs (de haute et de moyenne activité à durée de vie longue) en couche géologique profonde (Cigéo) mené par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) sur le site de Bure : comment garantir le confinement des « colis » radioactifs au regard des échelles de temps considérées (l’Agence de Sûreté Nucléaire estime à 100 000 ans le délai de décroissance de la radioactivité) ? Comment éviter les intrusions volontaires ou accidentelles (constructions, fouilles, forages) sur une durée plurimillénaire ? Comment rendre tangible et signaler le danger de ces lieux de stockage aux générations futures ? Est-il possible d’élaborer une signalétique propre à dissuader toute personne de s’introduire dans le centre de stockage sur une durée aussi considérable ? Si l’on admet que « la responsabilité s’étend aussi loin que nos pouvoirs le font dans l’espace et dans le temps » (Ricoeur, 1994 : 44), un tel projet met radicalement à l’épreuve notre capacité de transmission (de l’information, des risques) sur le temps long.
Pour tenter de répondre à ce défi, l’ANDRA a mis en place le programme « Mémoire pour les générations futures ». Il a pour objectif d’identifier les moyens (matériaux autant que symboliques) susceptibles de rendre cette transmission possible et efficace. Néanmoins, il semble que la réflexion ne soit pas achevée, qu’il reste des dimensions à explorer et que le processus de transmission lui-même mérite sans doute d’être approfondi.
C’est pourquoi nous proposons de développer une nouvelle action qui permettrait de réfléchir à la manière dont l’ANDRA tente de construire une « mémoire » du dispositif de stockage susceptible d’être transmise. Ce travail réflexif sur un programme en cours prend place dans le cadre d’un séminaire interdisciplinaire soucieux de croiser les apports de la sociologie, de l’anthropologie, de l’archéologie, de la sémiologie, de l’histoire, de la géographie et de la prospective afin de penser les défis ouverts par les modalités d’une transmission plurimillénaire.
Liste des participants
Placé pour des milliers d’années - et donc pour de multiples générations - sous l’horizon d’une catastrophe, le stockage des déchets radioactifs engage un travail inédit de transmission. S’il faut mobiliser des techniques prévenant les risques de contamination sur des périodes aussi longues, il est également indispensable de transmettre des informations ainsi que des messages d’alerte compréhensibles pendant de telles durées. On connaît mal la manière dont les institutions cherchent à surmonter les problèmes que pose cette transmission et comment elles tentent de se donner des « prises sur l’avenir ». À titre d’hypothèse, pour mieux comprendre leur travail, nous partirons de la distinction de deux formes de conséquentialisme (Chateauraynaud, 2017). D’un côté, les responsables des projets de centres de stockage tentent de s’assurer de la continuité temporelle. Préjugeant de la nature des entités qui peupleront le futur ainsi que de leurs interactions, dans une perspective probabiliste, ils listent des risques et inscrivent leur activité préventive dans une rationalité procédurale. De l’autre, laissant plus de place à l’irruption d’évènements imprévisibles, ils prennent en considération la possibilité de discontinuités radicales ainsi que de ruptures d’intelligibilité et envisagent une multiplicité de possibles alternatifs. Nous tenterons de comprendre comment, dans les documents, mais aussi sur un territoire où s’implante concrètement un projet de stockage de déchets nucléaires, ces deux logiques s’articulent et se modifient réciproquement.
Dans le prolongement de l’atelier de recherche TMS, il s’agit de réaliser une pré/enquête préparant, de manière interdisciplinaire, une comparaison nationale et internationale visant à mieux comprendre comment les institutions chargées du stockage des déchets radioactifs s’engagent dans la transmission d’une mémoire à très long terme.
Les deux volets de cette recherche, financés par la MSHE, s’inscrivent dans le pôle 2 « Interactions Homme-Environnement » et dans l’axe « Transmission, Travail, Pouvoirs » de la MSHE.